— JAMAIS ! Jamais ! Jamais ! cria une fille, jamais ! jamais ! jamais !…
Cela voulait dire « jamais je ne renoncerai à mon enfant, jamais je ne boirai cette eau qui veut le détruire, jamais je ne m’inclinerai devant la décision des adultes, jamais je n’accepterai de comprendre leurs raisons, jamais, jamais… » .
Maintenant tous les enfants de l’île étaient rassemblés dans le jardin, les plus jeunes comme les adolescents, et les garçons et les filles de dix à douze ans que le problème des grossesses ne concernait pas criaient autant que leurs aînés. En riant un peu, parfois, car pour eux c’était comme un jeu. Les filles enceintes, ou celles qui croyaient l’être, se débattaient avec des clameurs et des gestes contre le mur invisible qui les enfermait. Elles ne voulaient pas, elles NE VOULAIENT PAS obéir, et pourtant elles seraient obligées de le faire.
La soif commençait à se faire sentir, pas encore la vraie soif, mais l’obsession de l’eau familière qui coulait, là, rieuse, au milieu de l’herbe et des fleurs, et qu’on ne pouvait pas, qu’on ne devait pas boire.
Les garçons, inquiets, tendus, sentaient monter en eux un sentiment qu’ils n’avaient jamais connu : c’était un élan, une envie, qui les faisaient frémir comme frémissent dans les forêts et les savanes les jeunes mâles des hordes au moment où se troublent les femelles et où de grandes écharpes d’oiseaux volent en criant au-dessus des horizons. C’était quelque chose dans les muscles, dans la gorge, dans le sang, le besoin de courir, de crier, de frapper. C’était la naissance effervescente des instincts de migration et de violence.
— Il faut les tuer tous ! tous ! cria un garçon brun aux cheveux tressés. TOUS !
Han cria aussi fort que lui :
— Ça servira à quoi ?
Debout devant le romarin grand comme un arbre, couvert de milliards de fleurs bleues, il tenait sa fille dans son bras gauche, et son bras droit entourait la taille d’Annoa, qui se serrait contre lui et le regardait. Il parla plus calmement, vers tous ceux qui l’écoutaient.
— Quand ils seront tous morts, nous resterons avec l’eau du réservoir, qu’il faudra boire…
— Alors qu’est-ce qu’on fait ? cria une fille.
— Il faut partir !… dit Han. Et sa voix s’éleva, s’exalta de nouveau jusqu’au cri.
— … Avec toutes les barques fermées et les barques gonflables qui ne sont pas encore passées au feu ! Nous pouvons y tenir tous ! Si nous restons nous allons perdre tous nos enfants ! Il faut quitter l’île ! Partir !
Un hurlement de joie et d’approbation lui répondit. Quand il se calma, quelques voix inquiètes s’élevèrent :
— Ils vont nous tirer dessus !
— Les navires…
— Ils vont nous détruire…
— Si on passe les bouées ils vont nous bombarder !…
Tirer, bombarder, détruire, ils savaient ce que c’était, ils l’avaient vu cent fois, mille fois sur les écrans, mais ils avaient vu aussi les espaces sans limites, les voitures, les avions, et la fusée Apollo, et les rues de New York et de Paris avec leurs troupeaux de véhicules et leurs tours dressées vers le ciel. Le ciel, le ciel, le vrai ciel sans plafond, les voitures qui fonçaient vers l’horizon, les avions qui décollaient, le Concorde comme un oiseau, les B.52 avec leurs bombes, pan-pan-pan-pan-vrrrramb-boum !… Le volant dans les mains, le pied sur l’accélérateur, vrrrr ! vrrang ! … foncer dans la vitrine… quitter le sol… monter vers la Lune … les étoiles… lâcher les bombes… du bruit ! de l’espace ! de la place ! de l’air ! en dehors des murs ! en dehors ! en dehors !…
— Nous n’avons jamais essayé de franchir la deuxième ligne de bouées, cria Han. Ils n’oseront pas tirer. Nous leur dirons : nous sommes des enfants nus. Ils ne tireront pas ! Il faut partir ! Partir tout de suite !
Les garçons et les filles crièrent :
— Oui ! oui !oui ! Et ils se mirent à courir vers toutes les portes du jardin. Dans les écrans des rues qui descendaient vers le petit lac intérieur ils virent s’agiter l’image du Dr Galdos qui s’adressait à eux avec véhémence, le visage horrifié. Mais ils n’y prêtèrent aucune attention et n’entendirent pas ce qu’il disait. Il les conjurait de ne pas tenter de partir. Ils allaient être tués, tués, tués, tués… Il répétait sans cesse le mot, et quelques-uns l’entendirent à travers leurs cris de joie, mais ils ne croyaient plus à rien qu’à leur joie, au départ, au voyage. Ils allaient enfin entrer dans le Monde fabuleux, ils allaient partir. Tout de suite…
Jeanne était agenouillée au chevet du lit de Bahanba. Elle avait parlé longuement au gisant qui ne pesait presque plus rien, et dont la présence emplissait la pièce d’un poids énorme, le poids du diamant, de la lumière, de l’étoile, qui, au lieu d’écraser, soulève. Elle avait raconté toute son histoire, ses recherches, ses batailles, sa volonté, son espoir, son désespoir à son arrivée dans l’île, sa résignation, puis sa révolte au moment des roses rouges dans la nuit. Et quand elle eut tout dit elle continua de parler, recommençant et se répétant, et se plaignant comme un enfant battu, laissant couler, enfin, tous ses tourments en dehors d’elle, hors du silence terrible solitaire qui l’enfermait depuis dix-sept ans dans une cellule de fer. C’était un soulagement physique, un grand lavage, une débâcle. Elle parlait, et les mots qui sortaient d’elle n’avaient même pas besoin de signifier quelque chose. Ils étaient du poison qui se vidait, un monde de parasites rongeurs qu’elle jetait dehors.
Quand furent pleines les onze barques serrées les unes contre les autres le long du petit quai circulaire, il restait la moitié des enfants non embarqués. Den était parmi eux. Il cria :
— Allons chercher les péniches ! Il y en avait sept, il savait où elles étaient, il ne savait pas comment les gonfler, mais c’était un problème secondaire, il trouverait bien la solution. Il y a du vent partout, du vent, on trouverait bien le moyen de faire entrer le vent dans les péniches. Et tous ceux qui étaient restés sur le quai suivirent Den vers l’entrepôt.
Les quatre hommes armés qui gardaient la sortie du lac avaient parlé, gesticulé, protesté, pour empêcher les enfants de monter dans les barques mais ils n’avaient pas tiré. Ils n’avaient pas pu tirer sur leurs enfants.
Han était monté dans la plus petite barque, seul avec Annoa et leur fille d’un jour. Et les dix autres barques, les grandes, s’étaient emplies comme des œufs.
Alors les hommes qui n’avaient rien pu empêcher firent le nécessaire, rabattirent sur les barques les couvercles transparents, et les verrouillèrent, car ceux qui sortaient dans les barques ne devaient pas pouvoir les ouvrir lorsqu’elles étaient dehors. Et les enfants les laissèrent faire parce que c’étaient les gestes dont ils avaient l’habitude. Et les moteurs électriques ronronnèrent, les barques blanches hermétiques passèrent une après l’autre dans le sas, reçurent la pluie d’acide, et sortirent sur l’océan.
Jeanne ne parlait plus.
Après s’être vidée de tous ses souvenirs et de toutes ses peines elle les retrouvait entiers, intacts, en elle-même, avec leurs griffes et leurs lames, et cette certitude que rien ne pourrait changer : vingt ans de plus que lui pendant l’éternité…
Elle se releva lentement, regarda Bahanba et dit à mi-voix :
— Que faire ?…
Ce n’était pas une question, mais pendant quelques instants elle espéra quand même une réponse. Bahanba ne dit rien. Il était pareil à un dieu mort de la mort des dieux, qui est la forme suprême de la vie. Il avait entendu, il entendait tout et savait tout. Mais il ne parlait plus. Celui qui l’interrogeait et était en état de recevoir la réponse la trouvait dans son silence. Jeanne écouta, attendit, et ne reçut rien. Désemparée elle se leva, regarda avec inquiétude le visage réduit à sa structure, les yeux clos qui s’enfonçaient vers la vision intérieure, et elle ne vit rien et ne comprit rien. Il n’était plus qu’un esprit, elle était charnelle et saignante. Elle sortit, leva la tête pour regarder les papillons emportés, et se mit à suivre le vent.
Frend, dans sa chambre, le regard sur son écran, la main sur son émetteur, informait sans arrêt les Trois qu’il avait alertés. Chacun des Grands était seul dans son bureau, où, minute par minute, un planton athlétique et stupide, exactement le même sous trois uniformes différents, lui apportait la traduction alphabétique des messages reçus en morse.
Frend émettait en clair, il n’avait pas le temps de coder. Mais les services qui captèrent ses messages crurent qu’ils l’étaient et cherchèrent vainement quel pouvait être le sens de phrases semblables à celle-ci :
« Les enfants nus sont partis dans les barques closes. »
Frend émettait en anglais. Brejnev et Mao comprenaient fort bien. Devant chacun des Trois étaient posés les téléphones directs, et le coffret que Frend leur avait apporté.
Dans l’île, penché sur l’abreuvoir de l’étable ronde, le bison blanc buvait.
Dès qu’elles sortirent du chenal, les barques se trouvèrent dans la nuit et le brouillard. Elles ne possédaient ni compas ni boussole. Leur tableau de bord ne comportait qu’un récepteur-émetteur radio et un seul cadran sur lequel une flèche mobile, lumineuse, indiquait constamment la direction de l’île et l’entrée du chenal. Car ces barques n’étaient pas destinées à naviguer au large, mais à revenir vers l’île, toujours.
Quand elles furent dans le brouillard, elles ne se virent plus. Celle de Han était la dernière. Han, debout au volant, tranquille, englouti par l’obscurité grise qui pleurait en larmes énormes sur le toit transparent, ne se sentit pas perdu. Il savait avec son corps, comme le savent les oiseaux, que le monde qu’il cherchait, le monde du ciel libre et du soleil, était à sa gauche. Il vira lentement vers le sud.
Le hululement de l’alerte résonna à la fois sur tous les bâtiments de la Ronde. L’amiral Kemplin bondit vers la passerelle du porte-avions. L’homme-radar, en le voyant arriver, se mit à crier les renseignements.
— Onze objets non identifiés sortis de l’île !… Dix gros et un petit !… Les gros viennent plein ouest vers les bouées !… Le petit en train de virer vers le sud !…
Devenu tout à coup froid comme le Pôle, l’amiral donna les ordres :
— Hélicoptères en vol, suivre au radar les onze objets, les survoler, prêts à larguer le napalm.
« Avions en l’air, tourner au-dessus des objectifs.
« Avions prêts à décoller, en l’air.
« Navires du premier rang, lance-flammes en batteries…
« Navires des deuxième et troisième rangs, même consigne. »
La barque de tête, naviguant plein ouest, franchit la première ligne. Une fille nue était au volant.
La nuit et le brouillard lui cachèrent les bouées. Elle continua tout droit. Tout à coup la nuit se teignit de rouge et de vert palpitants, et une voix de fer cria dans le récepteur à l’intérieur de la barque :
— Retournez d’où vous venez ! Retournez d’où vous venez ou nous allons vous détruire !
Faites demi-tour ou nous allons vous détruire !
Les enfants effrayés se levèrent de leurs bancs et crièrent :
— Nous sommes les enfants nus ! La fille qui était au volant parla dans l’émetteur :
— Nous sommes les enfants de l’île, laissez-nous passer !…
Cinq autres barques avaient rejoint la première. Elles franchirent la deuxième ligne de bouées dans un éventail de moins de deux cents mètres. Et les garçons et les filles qui étaient au volant répétaient :
— Nous sommes les enfants de l’île, laissez-nous passer !…
Les autres barques arrivaient derrière, et dans les postes émetteurs des dix barques, dix voix répétaient la même phrase avec la même tranquillité, et la certitude d’être entendus. C’étaient des voix d’enfants à qui personne n’avait jamais fait de mal.
Sur les écrans des radars, les dix barques qui ne se voyaient pas composaient une petite flottille presque en ordre qui continuait d’une allure franche sa route vers l’ouest. Les pilotes des avions et des hélicoptères, et, sur les navires, les pointeurs des lance-flammes, l’œil fixé sur leur viseur fluorescent, les oreilles cachées par les écouteurs énormes, entendaient le concert des voix fraîches, des voix qui disaient :
— Nous sommes les enfants…
— Nous sommes les enfants de l’île…
— Laissez-nous passer !
Puis ils entendirent la voix de l’amiral :
— Ouvrez le feu !
L’enfer tomba du ciel. Traversant la brume, des fleuves de flammes coulèrent, jaillirent, explosèrent sur les barques, autour d’elles et au-dessous. Le plastique fondit et brûla avec des explosions vertes. Les hommes dans le ciel et sur les navires entendirent dans leurs écouteurs des hurlements de douleur et d’épouvante, puis plus rien. La caméra située en haut de l’antenne de la Citadelle envoya sur tous les écrans l’image de la nuit transformée en volcan d’apocalypse. Le dos multiple de la brume, éclairé par-dessous, palpitait jusqu’à l’horizon. Dans le centre infernal où se concentraient les explosions, des pustules de feu crevaient le brouillard et montaient en arbres bourgeonnants vers les étoiles, composant une forêt mouvante de lumière et d’horreur. À la base du feu il n’y avait plus ni barques ni enfants. La mer brûlait.
Un silence terrible avait figé l’intérieur de l’île. Les adultes immobiles, debout devant les écrans, raides, tendus, comme en catalepsie, regardaient palpiter les couleurs et les flammes de l’abominable. Dans l’entrepôt, les enfants avaient lâché les péniches qu’ils étaient en train de déplier, regardaient le grand écran du mur du fond et tremblaient. Une fille croisa ses deux avant-bras sur son ventre et se mit à gémir. Le brun aux cheveux tressés cria :
— Il faut les tuer ! Les tuer !
LES TUER !
Den sauta sur une caisse.
— Il faut appeler au secours ! Appeler le Monde ! Qu’il vienne nous délivrer. Il suffit de lui dire la vérité ! Le trésor qu’on lui cache ! Ici ! La fin de la mort ! Il suffit qu’ils viennent et ils auront l’immortalité ! Tous ceux qui viendront seront délivrés de la mort ! Il suffit de le leur dire ! Ils vont venir de partout ! En avions ! En bateaux ! Tous les bateaux, tous les avions du Monde vont venir ! Pour être immortels. Le Monde entier va venir ! Il suffit qu’il sache ! Je vais l’appeler avec mon poste et tout lui dire ! Il va venir et nous serons délivrés !
Il s’empara d’une barre de fer qui servait à ouvrir les caisses. Il la brandit en direction de la porte.
— Ils vont nous empêcher d’y arriver ! Il faut passer au travers !
Il sauta à terre et courut vers la porte. Ce fut comme si l’entrepôt explosait. En hurlant, les garçons et les filles s’armèrent de tout ce qu’ils trouvèrent et coururent derrière Den. Le technicien de garde à la salle de radio, devant les écrans multiples, dès qu’il vit et entendit Den, coupa l’image de l’extérieur et envoya sur tous les circuits celle de l’entrepôt. Ainsi les adultes reçurent brutalement l’annonce de ce qui les attendait.
L’amiral était toujours glacé, mais la sueur coulait sur son visage. Il ne voulait pas savoir ce qu’il venait de détruire. Il avait entendu, dans le haut-parleur de la passerelle, les voix venues des barques :
— Nous sommes les enfants nus… Mais il n’avait pas à les entendre ! il n’avait pas à comprendre la signification de ces mots !… Il avait à exécuter des ordres… C’était POUR CELA, pour ce qu’il venait de faire, qu’il avait été mis là, avec tous ces vaisseaux qui tournaient dans la brume et ces hélicoptères maintenant vides comme des moustiques qui viennent de pondre, et ces avions qui, du haut du ciel, continuaient à jeter des flammes dans les flammes.
La tâche, le devoir n’étaient peut-être pas finis : un dernier point lumineux se déplaçait sur les écrans des radars. Naviguant vers le sud, il s’était arrêté au moment des premières explosions, avant d’atteindre les bouées. Il avait rebroussé chemin vers l’île, s’était arrêté de nouveau, et maintenant il tournait autour de l’île dans le sens inverse du premier rang des vaisseaux de la Ronde.
Han n’avait pu se résoudre à suivre la flèche lumineuse et à rentrer dans l’Ile. Il sentait, il savait qu’il devait partir. Il savait aussi que s’il traversait les bouées il subirait le même sort que les autres barques et leurs occupants. Alors, attendant il ne savait quel moment impossible, il se mit à tourner autour de l’île dont l’incendie découpait la silhouette dans la brume, comme le pigeon libéré qui tourne trois fois dans le ciel du village avant de filer droit vers le pays qui l’attend, et vers les fusils des chasseurs.